L’amélanchier de Jacques Ferron
Il y a de nombreux thèmes abordés dans le livre et parfois le fil du récit semble décousu. Par contre l’amour profond pour le Pays qui ressort à chaque détour pardonne cette courtepointe remarquable d’un Québec en transformation. Ce livre est devenu un incontournable et a fait l’objet de nombreuses études.
Ferron est génial car il sort la lutte ouvrière des Québécois du milieu du XXième siècle du carcan plateauesque de Michel Tremblay. Il le recadre dans le contexte de lutte nationale avec toute la richesse du territoire québécois.
La nature Québécoise
Clairement l’auteur est un amoureux et observateur de la nature. Comme Henry David Thoreau, il prend le temps de nous présenter la nature de la nature. Le passage du temps est constamment illustré en évoquant l’arrivée d’une fleur, la feuillaison d’une essence d’arbre ou l’apparition d’un oiseau migrateur. L’amélanchier revient à quelques reprises, comme un point d’orgue annonçant la débâcle forestière du printemps.
Il me montrait des asters qui fleurissent contre tout espoir le jour même qui précède la nuit de la première gelée blanche, l’étonnant concerto de la salicaire et du couchant, l’apparition des premières mésanges et des geais bleus gouailleurs et effrontés.
L’urbanisation et la destruction des milieux naturels
L’histoire se passe dans un vieux Longueuil avec des trottoirs en bois, à une époque où la plupart des citadins connaissaient encore les oiseaux et les plantes des champs et de la forêt.
Ayant assisté à l’asphaltage du chemin R-100 et au remplissage des milieux humides entre Roland-Therrien et de La savane à Saint-Hubert, j’ai été touché par l’évocation de cette brousse de la Montérégie détruite pour construire des bungalow à perte de vue.
Un cycle, le récit des colons qui ont défriché les bois dans les années 1800 et construit des murets avec les pierres tirées du sol. Puis la forêt qui a repris le dessus des terres moins fertiles.
Les institutions pour enfants
L’auteur était un médecin et sensible à la cause des enfants. Critique du traitement subit par les enfants différents avant la désinstitutionnalisation, il relate comment un jeune garçon handicapé aurait pu avoir une vie plus normale s’il avait eu les bons soins plutôt que de l’enfermer dans un pensionnat aux relents d’eau de javel.
La naïveté et la désillusion
Une part énorme du récit se déroule dans l’imaginaire d’une jeune fille qui explore la forêt avec ses amis imaginaires et son père complice de tous ses délires jusqu’au jour où on devine qu’elle atteint l’âge de la raison, qu’elle saisit alors que son coin de forêt aboutit sur la ville de Longueuil, ses égouts, puis sur une autoroute qui nous coupe du fleuve. Avec de l’autre côté du fleuve les immeubles à l’infini en brique rouge, de Hochelaga, de Rosemont, des quartiers ouvriers des années 60.
La révolution
Révolutionnaire Jacques Ferron nous parle des tensions sociales de l’époque sur le ton narratif pour bien établir l’ambiance.
Ç’avait été mon prodigieux domaine, ce n’était plus grand-chose; on l’avait en partie déboisé, non pas pour renouer avec les anciens travaux, redonner son prix à une longue peine perdue, pour semer de nouveau le blé, le mil et la gaudriole, mais pour y faire passer l’égout, préparer le sous-sol à une nouvelle moisson de cottages, de duplex, de bungalows et de split-levels, pour parfaire le labyrinthe américain et faire monter vers le Très-Haut, le naseau de Papa Boss, de nouvelles émanations de la civilisation pétrolière. En suivant le tracé de l’égout, nous arrivâmes aux trois pistes d’asphalte qui longent le fleuve, en bloquant l’accès, où les chariots automobiles, coléoptères divins, passent à des vitesses folles, et notre découverte n’alla pas plus loin. D’ailleurs, nous pouvions apercevoir le fleuve et mieux valait rester à distance. Si nous avions pu descendre sur la grève de cette merveille de la nature, nous aurions constaté que le majestueux Saint-Laurent était gras d’eau de vaisselle, qu’il puait, égout à ciel ouvert, égout de tous les égouts du Haut et du Bas-Canada, et qu’il charriait des étrons, des étrons à n’en plus finir, avec ça et là, la charogne d’un nègre américain assassiné à Chicago - encore chanceux que le Mékong ne soit pas un affluent de notre fleuve national et biculturel.
Par Philippe St-Jacques