La ville analogique de Guillaume Éthier
Changement d’époque
Comme l’auteur j’ai grandi dans un monde en apparence analogique car ma maison familiale était déconnectée jusqu’à mes 15 ans. J’ai passé mon enfance à jouer dans les ruelles de Montréal, à m’ennuyer, à rien trouver de bon sur les 4 chaînes de télé captées par notre antenne, à inventer des jeux en écoutant les bands de l’heure sur un ghetto blaster à cassette avec les voisins. Puis au tournant de l’an 2000 j’ai connu les disques AOL et les connections par modem 56kbits, IRC, ICQ, les forums. Vient autour de 2010 la déferlante des réseaux sociaux amorcée par Facebook et Twitter. Nous sommes en 2025 et la vague semble désormais irréversible tellement toutes les sphères de nos vies sont régies par nos gestionnaires de mots de passes et nos profils en ligne.
J’ai récemment vu le documentaire “Le dilemme social” (Social dilemma en anglais) sur la plate-forme Netflix. On y explique comment nous sommes le produit de ces entreprises qui vendent notre temps d’attention. L’analogie la plus frappante que j’ai retenue est la suivante: nos écrans ne sont pas de bêtes pages de contenu, ils sont l’interface entre nos cerveaux et les supercalculateur des géants du numérique.
Angles morts du numérique
Nous sommes constamment sollicités par les notifications sur nos appareils que notre durée d’attention a été réduite à celle d’un poisson rouge. Chaque moment d’attente est meublé par un aller-retour sur nos téléphones. Nous avons perdu la capacité de mener des débats profonds sur la place publique tellement la société est polarisée. Les réseaux sociaux, de véritables machines à clics, attisent les scandales en relayant 1,6 fois plus les gazouillis négatifs que les neutres ou positifs. Passifs devant nos écrans, nous nous gavons du flux proposé par nos algorithmes personnalisés. Cela fait 15 ans que la puissance de calcul des serveurs est démultipliée et que l’apprentissage machine élabore un modèle raffiné de notre réseau neuronal.
Sur la toile il faut penser vite, avant que le prochain internaute ne puisse placer ses mots. On assiste donc à une course à l’opinion qui appauvrit le débat.
En 1909, E. M. Foster publiait une nouvelle d’anticipation, La machine s’arrête dans laquelle les humains vivent dans des chambres-cellules sous la surface de la Terre. Les y personnages communiquent essentiellement par l’intermédiaire de «plaques illuminées». Nous vivons pratiquement dans cet univers, où nous dérangeons nos proches dans leurs «scrollage» lorsqu’on les appelle au téléphone.
Le Japon compterait entre un et deux millions de personnes vivant en réclusion totale dans leurs logements, les hikikomoris, des corps complètement coupés du monde hormis par le cordon ombilical que constitue leur connexion internet.
4 milliards d’humains utilisent les médias sociaux et 90% y accèdent par des plateformes mobiles. Notre expérience de l’espace public s’est ainsi largement désincarnée parce qu’on lui a substitué une cité numérique où se jouent désormais les débats de société.
L’auteur fait référence à Peter Sloterdijk, qui affirme que nous sommes tous englués dans une «gelée interactive». J’aurais aimé qu’il élabore plus le lien avec le thème de la mobilisation infinie. Ce fut une petite déception, mais l’essai est court.
À vouloir éviter tout contact physique avec les humains, nous pourrions devenir comme les Spatiens de Isaac Asimov dans le Cycle des Robots, ces hommes du futur vivant isolés et entourés de leurs robots sur de grands domaines et qui ne se rencontrent presque jamais durant leur vie entière.
Le transfert des décisions humaines à des machines
Une partie croissante de nos choix de société est déléguée aux machines, avec l’émergence de l’informatique ubiquitaire au tournant des années 2010. La ville intelligente serait partout selon l’auteur, depuis l’instant où notre téléphone portable nous tire du sommeil jusqu’au moment où notre journée se termine à la lueur du même appareil.
Faire autrement, s’endormir en lisant un livre ou sortir le téléphone de la chambre, est désormais un acte de résistance.
Tous les domaines d’activité doivent être numérisés, automatisés, quantifiés et régularisés par une collecte de donnée active. Reste-t-il de la place pour le hasard et l’arbitraire dans cette société planifiée et modélisée au «juste à temps» ?
Question d’attractivité
J’ai parlé de cette lecture avec mes beaux-parents et pour eux le combat est perdu d’avance: les gens ne voudront jamais se distancier de leurs écrans. Leur réponse m’a d’abord étonné, venant de personnes ayant vécu les deux tiers de leur vie déconnectés. Après réflexion, je crois que leur réponse doit contenir une partie de vérité. Ils ont connu un monde où l’information demandait un effort plus grand pour l’obtenir et encore plus pour la vérifier.
Les gens ne peuvent plus se débrancher alors que les services publics se rendent en ligne.
L’espace urbain offre de moins en moins de lieux de rencontres et pousse les gens à se rencontrer en ligne. Même le travail se fait en virtuel depuis la pandémie car nous avons généralisé le télétravail. La sécurité et la séparation stricte des usages (logement ici, travail là, transport entre les deux) nuit aux rencontres fortuites et enrichissantes.
La ville se ghettoïse, les spéculateurs immobiliers flippent les logements et l’accès aux espaces publics est inégal. La question posée par ce essai est donc: Comment rendre la ville analogique plus attrayante, plus à même de nos accueillir dans nos temps hors ligne ?
La solution proposée serait de tendre vers une urbanité plus à même de nous accueillir dans nos temps hors ligne. Une ville analogique qui serait à la fois lente, tangible, intime et imparfaite.
Une ville lente
On pourrait aménager des espaces de décélération, des sas de décompression qui nous distancieraient de la cité numérique permettant de recadrer notre rapport au temps et retrouver la lenteur de la campagne en ville. Cela me fait penser au Jardin Youville par exemple.
Le réseau Cittaslow regroupe plus de 272 villes ou quartiers dans le monde qui font l’apologie de la lenteur. Mouvement né en Italie en 1999. Ces villes priorisent la qualité de vie, les choix collectifs et les initiatives qui renforcent les liens avec la nature au détriment du développement de l’urbanité à tout prix.
Les villes contemporaines sont remplies de lieux glissants, des espaces qui ont été conçus pour qu’on les traverse le plus rapidement possible, sans y laisser de traces. C’est ce que l’anthropologue Marc Augé a appelé les non-lieux, dans son essai du même nom publié en 1992.
Marc Augé y oppose les lieux anthropologiques qui sont des espaces servant d’ancrage identitaire pour une collectivité. Un premier pas vers la constitution de lieux anthropologiques consisterait sans doute à revaloriser les coeurs de quartier comme unités de sens à l’intérieur des villes.
On parle du mouvement de placemaking, lorsque des organismes spécialisés et des citoyens cocréent des sites animés animés d’une programmation culturelle et dotés d’aménagements temporaires. C’est faire de la place dans la ville.
Mobilisation infinie et crises
Le mouvement perpétuel semble inéluctable. Pourtant les épisodes de paralysie générale, comme durant les pannes d’électricité majeures, dont celle du 6 avril 2023 qui dura 6 jours, semblent se multiplier et démontrent que la pause provoque des moments d"exceptionnelle ébullition sur le plan interpersonnel.
Le woonerf néerlandais: principe de créer des espaces sans ségrégation entre les moyens de transport où l’interaction entre les usagers remplace la réglementation, tels les feux de circulation, limites de vitesse ou la signalisation. La route est alors transformée en zone de décélération.
Une ville tangible
Créer une ambiance qui invite les usagers d’un lieu à partager une expérience qui est à la fois commune et unique, sensorielle et tactile.
Tiré de Pour des villes à échelle humaine (2012) de l’architecte et urbaniste Jan Gehl: « l’interaction visuelle entre deux individus n’est possible qu’à une distance inférieure à dix mètres». On peut par exemple placer des bancs à une distance qui permet d’engager la conversation sans pour autant créer de gêne si l’on souhaite ne pas se mêler aux autres.
Remuer la terre dans un jardin communautaire augmente le sentiment d’appartenance au lieu. Référence: William H. Whyte, The Social Life of Small Urban Spaces (Conservation Foundation, 1980).
Une ville intime
Il faudra vivre collectivement dans des circuits plus courts si l’on veut réellement réduire notre empreinte carbone.
Concevoir des milieux de vie engageants pour retenir les citadins dans leur quartier et combattre l’hypermobilité comme idéal culturel.
La ville analogique serait pensée comme l’extension de l’espace résidentiel et constituerait un lieu de ressourcement, seul ou entre voisins, avant de retrouver la vie sociale en ligne.
La ville imparfaite
Selon Richard Sennett (The Uses of Disorder, années 1970), la suburbanisation croissante des villes nord-américaines, c’est à dire leur propension à imiter les banlieues-dortoirs où l’on cherche à éliminer le désordre urbain en privatisant nombre d’espaces autrefois publics, permet aux néo-citadins d’éviter d’entrer en contact avec autrui.
R. Sennett et Pablo Sendra créent le concept d’open city mettant en valeur des initiatives de design menées par les citoyens et crée un «désordre» salvateur dans l’ordre social formaté et policé des villes (Designing Disorder: Experiments and Disruptions in the City).
Ubiquité constante
Nous sommes dans une époque où nous sommes toujours soudés aux autres et donc jamais complètement ailleurs, ni complètement seuls.
Conclusions
J’ai l’impression après avoir lu le livre La ville analogique que les projets Youville (Jardin, Station) sont de parfaites incarnations des non lieux de la ville analogique du futur.
Mais ces initiatives demandent efforts et temps extirpés de nos agitations individuelles et numériques. Leurs avènement et réussite demeurent donc incertains.
Je recommande fortement cet essai qui n’apporte pas de réponse claire, mais des pistes de réflexions pour réinventer nos propres vies en les rendant un peu plus analogiques, un geste à la fois.
Par Philippe St-Jacques